
« Nous sommes la jeunesse. Mais la jeunesse n’est pas la jeunesse, elle est plus qu’elle-même. Dans toute société, la jeunesse est l’image de l’élément disponible. La jeunesse est le symbole de la disponibilité générale. Les jeunes, ce n’est rien. Ce sont seulement ceux qui ne sont pas encore tenus. Tenus par un patron, tenus par des crédits, tenus par un CV. Tenus, et donc enchaînés, du moins tant que la machine sociale continue de fonctionner. Les discours médiatiques sur la menace d’un “mouvement de la jeunesse” visent à conjurer la menace réelle, et la menace réelle, c’est que l’ensemble de ce qui est disponible dans cette société, l’ensemble de ceux qui n’en peuvent plus de la vie qu’on leur fait vivre, l’ensemble de ceux qui voient bien que ce n’est pas juste cette loi qui pose problème, mais toute cette société qui est au bout du rouleau, s’agrège. S’agrège et prenne en masse. Car elle est innombrable, de nos jours, la masse des incrédules. Le mensonge social, la farce politique ne prennent plus. »Comité d’action, « Le monde ou rien », 16 mars 2016.
Aplusieurs milliers de kilomètres de Paris. Une houle puissante, incroyablement belle, parfois encore souterraine, on ne la soupçonne pas mais elle est déjà là, s’est engouffrée dans les rues, un matin de février. Elle a avancé pendant des semaines, elle a accompagné le printemps, a déjà éclaboussé bien plus loin que la ville. Elle bouillonne, elle gronde aussi. Elle crie Liberté ! Elle est nationale, elle est anti-nationale, elle s’en fout. Sa jeunesse est vieille de mille ans. Elle a gonflé en son épicentre, le campus de la Jawaharlal Nehru University (JNU), halo de verdure au sud de New Delhi où les fleurs et les slogans d’insoumission se sont mêlés en feu d’artifice, propulsant le raz-de-marée à la face du gouvernement et de sa police. Tant de joie, tant de rage. La tempête a submergé les gardiens de l’ordre national. Dégoulinants, ils ont desserré l’étau. Après 23 jours de détention, le 3 mars, le tribunal a laissé sortir le leader étudiant Kanhaiya Kumar, libéré sous caution.
Près d’un mois auparavant, le 12 février, les sbires de « la plus grande démocratie du monde » l’avaient embarqué. Ce jour-là, s’est déployée dans l’université la plus réputée d’Inde une intervention policière jamais vue depuis l’état d’urgence de 1974. Suite à une plainte déposée par un étudiant encarté au syndicat ultra-nationaliste ABVP (Akhil Bharatiya Vidyarthi Parishad — le Conseil des étudiants indiens), plusieurs policiers en civil munis d’un ordre d’inculpation contre des « personnes inconnues » ont franchi les portes du site universitaire et arrêté Kumar, président de l’union syndicale étudiante et affilié au syndicat communiste AISF (All Indian Student Federation). Un cordon d’uniformes s’est positionné devant la grille principale, donnant au campus des airs de citadelle assiégée. Le doctorant de 29 ans est accusé de « sédition » pour des slogans « anti-nationaux » — dont certains à la gloire du Pakistan, d’autres appelant à la destruction de l’Inde —, entendus (dit-on) en marge de la commémoration de la mise à mort de Mohammad Afzal Guru, pendu en 2013 pour sa participation aux attentats contre le Parlement en 2001. Un rassemblement qui était surtout l’occasion de protester contre la peine de mort et l’occupation militaire indienne au Cachemire, région dont Afzal était originaire.
Le jour de l’arrestation de Kumar, huit autres étudiants sont suspendus de cours. Sans preuves tangibles, ils sont considérés comme les organisateurs de l’événement par une « Commission d’enquête de haut niveau » dépêchée par l’administration. Parmi eux, les auteurs de l’affiche appelant au rassemblement, Anirban Bhattacharya et Umar Khalid. Ces derniers se sont rendus à la police le 23 février, avant qu’elle ne mette à exécution ses menaces d’intervention. Inculpés pour « sédition », eux aussi. Soudée comme jamais, la communauté universitaire a fait bloc. Les cours ont été interrompus, des dizaines de professeurs ont délivré en plein air et en solidarité des séminaires spéciaux pour discuter des idées au cœur du débat : nationalisme, liberté, dissidence… Rassemblements, conférences, manifestations monstres dans les rues de la capitale, l’agitation a grandi. Ce qui n’a pas mis les enseignants à l’abri de la chasse aux sorcières en cours : pour son soutien aux inculpés et sa critique de la politique gouvernementale, une professeure, Nivedita Menon, est la cible d’une campagne de calomnies lancée par une chaîne de télévision particulièrement agressive, Zee News.